CHAPITRE III
Guilon et Dartier quittèrent la rue B. vers 20 heures. Une voiture du Service les conduisit à l’Opéra, après avoir remonté le boulevard des Invalides et traversé la Seine. Les équipes Koulak venaient d’annoncer sur la fréquence radio le départ de Delouvert et de Coulvin du siège du Parti, et leur arrivée sur les Grands Boulevards.
— Delouvert va rencontrer Vrodine ! À l’Opéra, insensé !
— Ce qui est insensé, c’est ce qui risque de suivre, dit Guilon.
Ils venaient tout juste de poser le pied sur le trottoir de la rue Gluck. Un agent du Service les attendait devant le café de la Paix, battant la semelle près de la terrasse.
— Bonsoir, mon capitaine ! dit-il à Guilon, tout est prêt : on a posé un mouchard dans la loge.
— Bravo… répondit simplement Guilon. Et pour nous, vous avez des places ?
— Oui, mais à l’orchestre… C’est loin des loges. Sur le parvis de l’Opéra, la foule se pressait. On se répandait en mondanités sur les marches du grand escalier, et le hall bourdonnait de rires feutrés et de palabres insignifiants sur la splendeur des toilettes et les délices à venir promis par l’affiche de Cosi fan tutte.
Guilon salua d’un signe de tête distant un membre du Service, venu pour le spectacle, en compagnie d’un présentateur de télé très en vogue.
— Où est Vrodine ? demanda-t-il à l’agent qui l’avait accueilli au-dehors.
— Là-bas, près du pilier. Regardez, le buste de Lully…
Guilon n’avait jamais vu Vrodine en chair et en os. Il était tel qu’il se l’imaginait, fidèle aux indices psychologiques que laissaient présager ses portraits photographiques. Petit, étonnamment, un sourire goguenard s’ouvrant sur ses dents factices mais réussies, un crâne haut, dégarni, qui semblait tenter, par la démesure de son allongement, de grandir cette silhouette de nabot, des bras courts, aux mains fines et manucurées, un cou étroit, à la pomme d’Adam outrageusement saillante, qui, par ses va-et-vient verticaux rapides, provoquait l’émergence, dans les recoins sombres de l’inconscient de Guilon, de fantasmes à peine répressibles d’étranglement, d’écorchure, de mise à nu des carotides et des jugulaires, dans des jets de sang chaud, vermeil, à la viscosité délicieuse…
— C’est ce gnome qui nous fait cavaler ! murmura Dartier, un sourire en coin.
— Ce gnome, oui, regarde ses vêtements, il paraît déguisé, costumé pour un bal macabre. Bon Dieu, quel personnage !
— Qui est avec lui ?
— Un sbire de l’ambassade…
Guilon se faufila à travers la foule jusqu’à un recoin où se tenait un des membres du Service qui avaient visité la loge 43 afin d’y installer une sonorisation.
— Votre système fonctionnera ?
— Je l’espère, nous n’avons pas eu beaucoup de temps.
Dartier s’était rapproché. Il tira Guilon par la manche, pour l’entraîner vers les marches du grand escalier intérieur.
— Regarde ! Voilà la rencontre !
Delouvert, tout sourire, poussait vers l’avant sa bedaine ronde et molle, agitant ses jambes courtes en piétinant dans le flot qui se dirigeait vers la salle. Comme prévu, il croisa Vrodine, qui le salua en feignant la surprise. Ils se serrèrent chaleureusement la main, et Vrodine présenta le zombi de l’ambassade qui l’accompagnait.
— Où est Coulvin ? demanda Dartier.
— Là, derrière la fille en robe longue…
Gêné, un peu perdu dans ce cortège élégant, Coulvin prenait des mimiques de paysan endimanché. Lui aussi étreignit vigoureusement la main de Vrodine, et le regard de celui-ci brilla d’un œil amusé, roublard.
À une vingtaine de pas, Guilon et Dartier observaient la scène, furtivement.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ?
— Vrodine les invite dans sa loge…
Effectivement, Vrodine et Delouvert gravissaient les marches conduisant au long corridor où s’ouvrent les portes des loges. Coulvin, toujours aussi gauche, suivait.
— Regarde ! Les clowns…
Le trio avait une allure comique : deux nains, l’un rond, l’autre maigre, suivis par un échalas mal fagoté, aux bras ballants.
— Auguste et Paillasse jouent aux conspirateurs… gloussa Dartier.
— Ne ris pas. Ce sont des pitres sinistres.
— Qu’est-ce qu’on fait ? Si on s’assied à l’orchestre, on ne distinguera même pas la loge, on reste là ?
— Oui, dans le hall. De toute façon, la liaison radio est établie avec une voiture du Service. Tout sera enregistré.
Avec un soupir de contentement, Delouvert posa ses lourdes fesses sur le fauteuil que lui tendait Vrodine. Celui-ci, à son tour, prit place, en lissant d’un geste négligent le pli de son pantalon. Dans la fosse, les musiciens accordaient leur instrument. Coulvin, un peu en retrait, avait pris le siège restant, et le spectacle de ces deux crânes chauves, s’agitant devant ses yeux dans l’ombre, le fit sourire.
Le sbire de l’ambassade disparut, une fois Vrodine installé. Sous un guéridon, la pastille camouflée par les hommes de Guilon enregistrait le brouhaha confus qui, tel un brouillard sonore, emplissait pour l’instant la loge. Raclements de gorge, bruits d’instruments, grincements de fauteuils inondaient les oreilles du technicien installé dans une voiture garée près de l’Opéra.
Vrodine sortit de sa poche un petit appareil semblable à un poste de radio à transistor et le plaça sur le guéridon. Il poussa une touche unique et l’appareil se mit en marche, émettant un bourdonnement continu, imperceptible dans le bruit ambiant.
— Brouilleur… sourit-il.
— À ce point ? demanda Coulvin.
— On n’est jamais assez prudent, répliqua Vrodine, sèchement.
Il parlait français sans accent, mais avec lenteur. Sur la scène, en contrebas, le rideau se levait, tandis que l’orchestre attaquait l’ouverture. Delouvert fit une rapide synthèse des événements récents.
— Bien, dit Vrodine, à mon avis, la fuite ne peut provenir que de chez vous : du Parti français.
— Vous y allez vite ! protesta Delouvert. Imaginons qu’un de vos agents ait gardé les dossiers des liquidations de 1972, il pourrait avoir fait le lien avec le secrétaire général, et…
— Absurde, coupa Vrodine. Aucun de mes subordonnés n’a eu une vision d’ensemble de l’affaire.
— Bien, admettons, reprit Coulvin, quelqu’un, dans le Parti, mais qui ? Quelqu’un de haut placé, forcément.
— Non, pas obligatoirement ! Seuls vous et Delouvert êtes au courant de A à Z. Cela dit, des fouineurs ne sont pas à exclure.
— Des fouineurs ? Oui… Des journalistes se sont intéressés au dossier ; mais quelqu’un du Parti ? Il faudrait qu’il ait des soupçons précis !
— Bien, reprit Vrodine, il n’y a pas que nos ennemis du camp bourgeois pour s’intéresser au passé du secrétaire général. Jusqu’à présent, seul l’épisode STO est connu, la presse en a parlé… Et la période d’après-guerre, un peu. De toute façon, il est impossible de prouver que Castel faisait du marché noir : des milliers et milliers de gens en ont fait autant, à cette époque, et les dossiers ont tous été détruits. De plus, il nous a confirmé que rien n’avait été établi à son égard.
— Alors, que suggérez-vous ?
— Vous allez convoquer un à un tous les membres du Comité central qui ont connu Castel vers cette époque.
— Tous ? demanda Delouvert.
— Oh, ce n’est pas bien terrible, dit Coulvin, ils doivent être une quarantaine, à tout casser…
— Pour leur demander quoi ?
— Il ne s’agit pas de leur demander « quelque chose », lança Vrodine, agacé, comprenez bien, nous n’avons aucun élément, je dis bien aucun, qui, pour le moment, nous permette d’avancer. En 72, j’ai tout supervisé, et aucune erreur n’a été commise ! Une enquête dans le Parti s’impose donc. Sonder les dirigeants concernés, tâter le terrain… De mon côté, je vais reprendre tout le passé de Castel.
— Avec quelle hypothèse de départ ?
— Nous avons fait correctement notre travail, en 72, cela dit, un élément fortuit peut tout gâcher. Antérieur à 72, qui nous aurait échappé, ou postérieur à 72, c’est-à-dire venant de quelqu’un qui, lui aussi, aurait travaillé sur Castel.
— Mais comment serait-il remonté jusqu’au document ?
— Si on le savait, le problème serait réglé… Coulvin, je veux toutes les biographies de ceux qui ont côtoyé Castel depuis 47. Est-ce possible ?
Coulvin acquiesça : il avait fait discrètement déménager quelques classeurs volumineux, dès réception de la première photocopie. Les papiers étaient cachés dans un trou perdu de l’Ardèche, chez un ancien résistant du réseau auquel il avait appartenu durant la guerre.
— D’autre part, reprit Vrodine, il faut envisager la possibilité, malgré tout, que tout cela ne provienne pas de nos rangs. Mais d’un groupe politique adverse…
— J’ai déjà prévu, dit Coulvin. J’ai ressorti un dossier sur chaque parti représenté à l’Assemblée nationale. Plus un sur chaque syndicat adverse du nôtre.
— Et sur la presse ?
— C’est plus difficile, j’ai des éléments sur plusieurs directeurs de grands journaux, mais on ne peut pas tout couvrir…
— Quel type de documents ? demanda Vrodine.
— Photos, heu, cochonnes, pour la plupart ! Pots-de-vin divers, également…
— C’est ce qui paye le plus ! ricana Vrodine. N’oubliez pas ce que je vous ai fait parvenir sur les diamants…
Vrodine soupira d’aise : à la moindre tentative d’attaque contre René Castel, Coulvin abreuverait la presse à scandale de révélations tonitruantes sur les mœurs douteuses de tel ou tel député, sur les enveloppes empochées par des membres du gouvernement. De quoi faire taire bien du monde. En 1976, il y avait eu une campagne calomnieuse contre le secrétaire général dans certains quotidiens. Son passé de STO était utilisé pour ternir l’image du Parti. Coulvin avait eu un entretien avec un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, et la campagne avait cessé peu de temps après. Inversement, le Parti avait renvoyé la balle. Lorsque l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports avait été retrouvé mort, « par suicide », la tête enfoncée dans la vase d’un lac de la forêt de Rambouillet, les langues avaient commencé à se délier. René Castel avait fait une déclaration solennelle, protestant contre les scandales personnels dans les affaires politiques. En haut lieu, on avait beaucoup apprécié la mise au point de Castel…
Coulvin régnait ainsi sur son minerai à scandale, pour le profit du Parti. Il gérait le tout avec sagesse, repoussant sans ménagement les demandes du bureau politique, parfois tenté d’utiliser les papiers de Coulvin pour venir à bout de problèmes mineurs. Pour l’heure, le trésor allait s’avérer utile.
— Et à Castel, que lui dit-on ? demanda Delouvert.
— Rien. Au Centre, nous nous sommes concertés avant mon départ. Là-bas, l’histoire énerve, irrite…
— C’est pourtant de là-bas qu’est venue l’idée de faire monter Castel dans le Parti ! protesta Coulvin.
— On peut faire des erreurs… Bien, l’idée est donc de le dégager en douceur.
— Mais le Parti se reconnaît en lui, nous avons personnalisé toute notre propagande autour de son nom !
— En douceur, c’est le contraire de rapidement. Laissons-lui faire la campagne pour ces élections. Ensuite, nous le ferons venir chez nous, en voyage officiel. Là-bas, on saura le convaincre. Cela dit, s’il a un malaise cardiaque, comme l’an dernier, arrangez-vous pour que la presse soit largement au courant, parlez-en dans le journal du Parti, ce sera toujours ça de gagné pour l’avenir.
— Qui voyez-vous à sa place ?
— Il est encore trop tôt pour réfléchir à cela, et ce n’est pas de notre ressort. Il a soixante ans passés, il pourrait encore servir sept ou huit ans. Bah, nous verrons. Entendu comme cela ?
Le technicien mobilisé par Guilon arriva, essoufflé, dans le hall de l’Opéra. Il aperçut Dartier, adossé à une colonne, fumant un cigare.
— C’est foutu, mon lieutenant, l’appareil déconne !
— Ou ils ont un brouilleur… Encore une fois, on l’a dans le cul !
Dartier n’affectait pas le langage châtié et le détachement aristocratique de Guilon. Ses manières et son parler étaient nettement plus plébéiens. Il prévint son ami.
— Bon, soupira Guilon, allez, on s’en va…
— Tu ne maintiens pas la surveillance ?
— Inutile. Ils m’agacent, avec leurs ruses de Pieds nickelés. Ce qui est intéressant, c’est ce qu’ils se disent en ce moment ! Ensuite, ils rentreront sagement se coucher. Ce que nous allons faire.
Ils prirent un verre dans un bar, près de la Madeleine. Puis Guilon sauta dans un taxi qui le ramena jusque chez lui, à Sceaux. Dartier passa une partie de la nuit à traîner sur les boulevards, et se mijota une cuite raffinée, par des stations de plus en plus rapprochées dans des pubs dont il tenait la liste secrète.
Coulvin quitta bientôt la loge. Il ne pouvait supporter la musique d’opéra, les grimaces des chanteurs, le gonflement, obscène, des muscles de leur cou, leurs gestes théâtraux jusqu’à la caricature.
Il arpenta l’avenue des Pyramides, songeur, un peu contrit de n’avoir pu s’entretenir seul à seul avec Vrodine. Delouvert l’inquiétait, avec ses affabulations paranoïaques (des micros au siège du Parti… !), ses manies tatillonnes qui évoquaient de plus en plus la vieillesse et ses multiples déraillements de la logique.
Il se remémora sa vie militante obscure aux côtés de cet homme qui incarnait le passé du Parti. Leur première rencontre, un jour de mai 1943, dans le pavillon de la banlieue parisienne où se cachait Delouvert. L’étrange complicité qui s’était établie d’emblée entre le jeune homme qu’était alors Coulvin et cette haute figure du mouvement, Delouvert.
Puis, quatre ans plus tard, une convocation signée du gros Jacques, adressée au jeune Coulvin, secrétaire de section à Montreuil, qui allait changer sa vie, le sacrant membre tout-puissant mais discret de la coterie formée par « l’appareil de l’appareil ».
L’accès, en 1950, au Comité central. Puis un voyage lointain et long, pour un stage étrange, où l’on apprenait certaines techniques sophistiquées de renseignement et de gestion (musclée) dudit appareil. À ce stage, en 1952, un professeur très pédagogue, d’une compétence admirable : Sacha Vrodine.
Le retour à Paris, toujours dans l’ombre du gros Jacques, et la participation à un certain nombre de coups tordus, bien plus tordus que ne pourra jamais rêver Guilon.
Et parmi ces coups tordus, la fabrication d’un dirigeant sur mesure, pour assumer la fonction de secrétaire général du Parti. Une opération qui avait commencé dès le milieu des années soixante. Une opération feutrée, orchestrée avec soin par Delouvert, sous le couvert de Vrodine, qui aboutirait en 1972 à la nomination de René Castel au poste suprême.
Coulvin remontait les quais, marchant lentement, un goût amer dans la bouche. Castel ! Le chef-d’œuvre de sa vie, à lui Coulvin, avait été l’irrésistible ascension de René Castel, ce bureaucrate combinard, cet être veule et faux… Il le revoyait, lors du Congrès de 1972, montant à la tribune, s’agrippant solidement au micro, souriant benoîtement sous les flashes des photographes, fier de lui, imbu de son triomphe, un semblant de mépris flottant dans son sourire.
L’espace d’un instant, Coulvin avait capté le regard ivre de fierté du nouveau secrétaire général. Les traits de Castel s’étaient décomposés, jusqu’à afficher son angoisse. Dans le regard dur, impitoyable de Coulvin, Castel avait perçu — est-ce là uniquement une formule littéraire ? — l’œil de son destin, le pacte qui le liait à ses maîtres perdus parmi la foule enthousiaste des congressistes.
Et Coulvin se revit, plus de vingt ans plus tôt, accueillant pour la première fois dans son bureau de la section des cadres ce jeune homme à la démarche massive, à la voix grasseyante…
Coulvin avait fait remplir à Castel sa biographie, sa « bio », acte de la juridiction interne au Parti, incontournable pour accéder à un poste de responsabilité.
Coulvin avait épié Castel, penché sur le formulaire rempli de questions sèches et précises.
Quelle a été votre activité durant la guerre ? Vos contacts éventuels avec l’occupant ? Avez-vous été déporté ? De quel réseau étiez-vous membre ? Date de votre arrestation ? Date de votre départ pour l’Allemagne ? Dans quel camp avez-vous été interné ? Si, dans le camp, vous avez connu des membres du Parti, indiquez leur nom. Leur fonction actuelle. Avez-vous été volontaire/requis pour le STO ? Donnez le nom de l’entreprise allemande pour laquelle vous avez travaillé. Date de votre retour en France ? Avez-vous été rapatrié par la Croix-Rouge ? Si non, par quel organisme ?
Castel, obéissant, griffonnait ses réponses avec application. Coulvin le toisait. Il lut le feuillet concernant la période 1940-1945. Une grimace de mépris lui vint. Castel : STO. Oui, comme beaucoup d’autres. N’importe qui a droit à l’erreur, n’est-ce pas ? Peut-être, mais d’autres ne se sont pas trompés. « Quarante mille résistants, quarante millions de pétainistes ; si les résistants jugent les pétainistes, on n’en sortira jamais… » Coulvin se souvenait de ces paroles de Delouvert. Bien sûr. Le Parti écrème, il se renforce en s’épurant, comme on disait au temps du Guide Génial, mais il faut passer l’éponge. Castel a sa bio bien propre, il peut accéder au bureau de Fédé de la Seine. Coulvin approuve. Il revoit les crématoires de Buchenwald, ses camarades pendus, alignés au plafond de la cave du block, un croc de boucher planté dans la gorge ; mais Coulvin approuve.
C’est ainsi.
*
Madeleine Fignac arriva essoufflée au local du Parti, à Origny. Il était 16 h 30. Une trentaine de militants étaient rassemblés à l’intérieur de la grande salle. Le local était un ancien garage réaménagé. Au rez-de-chaussée, on avait installé des rangées de fauteuils pour les réunions, et dans un coin, contre le mur, un atelier de reprographie occupait la place restante. Les ronéos tournaient rapidement, et des piles de tracts s’entassaient sur le côté des machines. Des militants des Jeunesses confectionnaient une banderole, à la peinture.
Coulvin était assis près du fond et ne prêtait que peu d’attention à l’agitation fébrile qui régnait dans la salle. Il eut un geste d’agacement lorsque Dia, le candidat, fit un essai avec le mégaphone. Madeleine s’assit près de Coulvin, qui lui sourit.
— T’es pas venu à la réunion du bureau de Fédé, hier soir ?
— Ah non, hier soir, j’étais à l’Opéra !
— À l’Opéra, tu aimes ça ?
Coulvin eut une mimique un rien offusquée, croyant déceler dans l’expression de Madeleine une nuance de mépris amusé.
— Tout est prêt ? demanda Madeleine.
— Oui… On attend d’autres copains, pour former un petit cortège… Ristin, le trésorier de Fédé, les rejoignit. Il s’assit en soupirant profondément.
— T’as pas l’air convaincu ? risqua Madeleine.
— Non… Je suis sûr qu’on va s’attirer des ennuis !
— Si tu prends la chose à un niveau superficiel, c’est certain, dit Coulvin, beaucoup de gens, y compris dans le Parti, ne comprendront pas. Mais, au-delà des apparences, le Parti gagnera en audience.
— Tu veux dire que certains réacs vont être contents ?
Coulvin haussa les épaules. Au fond de la salle, Dia grimpa sur une petite estrade et s’éclaircit la voix avant de prendre la parole.
— Bon, camarades, on va y aller. Il est 17 heures, et on arrivera à la cité des Bleuets à temps, au moment où beaucoup de travailleurs rentrent chez eux. On y va à pied. Les journalistes sont déjà là-bas, et aussi une équipe de FR3. On passe au journal de ce soir.
Tout le monde sortit du local. Avec les militants qui attendaient dehors, environ soixante-dix personnes étaient présentes.
— Eh ben, ça fait maigre… Tu crains pas qu’on nous tue ? dit timidement Ristin.
— Mais non ! répliqua Dia, les cellules de la cité des Bleuets ont rendez-vous sur place. On va être deux cents, au moins.
Banderoles pliées, tracts sous le bras, les militants se serraient sur le trottoir. Dia était dans une voiture et son bras, tenant le mégaphone, dépassait par la portière. Le commissaire de police d’Origny suivait le petit cortège, dans une voiture banalisée. Il avait eu un entretien avec Dia, qui avait garanti le sérieux de la manifestation. Il n’y aurait pas de casse. Après avoir traversé un terrain vague, le cortège franchit le petit square délabré, aux pelouses parsemées d’immondices, qui précédait la cité des Bleuets.
Les blocs HLM étaient alignés au-delà du square. Les façades de béton étaient couvertes de fissures. Les portes des halls d’immeubles ne portaient plus de vitres depuis longtemps et des graffiti innombrables tapissaient les murs. Une odeur d’urine, de poubelle, de loin en loin, un transistor déversant des spots publicitaires…
Dia et ses amis passèrent sous la « sculpture » qui ornait la cité. Un portique de béton aux formes tarabiscotées, à la peinture écaillée, que l’on avait installé en grande pompe deux ans auparavant, avec feu d’artifice et bal populaire.
Dia descendit de voiture. Les militants qui portaient les banderoles les déployèrent, faisant apparaître les mots d’ordre. « Halte à la drogue à Origny », et « Inculpez les trafiquants », « Police complice ». Dia se mit à scander ces slogans dans son mégaphone. Au carrefour suivant, l’équipe de télé de FR3 attendait, entourée d’une ribambelle de gamins et de jeunes loubards, juchés sur des mobylettes équipées de guidons chopper.
Le cortège passa devant les caméras. Les journalistes des radios périphériques, prévenus par Dia, tendaient leurs micros. Dia leva les bras pour arrêter ses troupes devant le bloc 17. Les militants criaient toujours en chœur, et Dia grimpa sur le toit de sa voiture. Le silence se fit.
— Camarades, nous, habitants de la cité des Bleuets, sommes réunis à l’appel de notre Parti pour faire échec à la drogue ! Devant l’incurie des forces de police, nous en appelons à l’opinion publique pour lutter contre ce fléau ! Ici, au bloc 17, habite un trafiquant notoire ! Il se nomme Kader Meguerba ! Vous le connaissez, monsieur le commissaire ?
Le commissaire se détourna et s’acharna à faire fonctionner le micro de l’émetteur installé dans sa voiture pour appeler du renfort. Partout, aux fenêtres des immeubles, les habitants montraient le bout de leur nez. Les bus qui desservaient la cité arrivaient, et des ouvriers descendaient, venant voir l’attraction du jour. Cinq cents personnes étaient à présent massées autour de la voiture de Dia.
— Oui, Kader Meguerba ! Trafiquant en liberté, connu des services de police !
« Meguerba en prison ! Meguerba en prison ! », hurlaient les militants. Un journaliste de FR3 s’approcha de Madeleine, qui lui confirma qu’elle était bien membre du bureau de la Fédération. Madeleine se lança dans des explications à propos de cette affaire.
— Commissaire, criait Dia, nous avons la preuve que Kader Meguerba est un trafiquant, voici un jeune de la cité, à qui il a proposé de vendre du haschich !
Un militant de la Jeunesse grimpa sur le capot. Un paquet de tracts à la main, son blouson couvert de badges, il fixa gravement l’œil de la caméra de télé, qui le cadrait en zoom. Il s’empara du mégaphone que lui tendait Dia pour raconter une discussion qu’il avait eue avec Meguerba.
— Commissaire, reprit Dia, arrêtez Meguerba ! À ce moment, une bouteille vide tomba sur le capot de la voiture. Au troisième étage, une tête hirsute se détacha dans l’encadrement de la fenêtre.
— Salauds, ordures !
— C’est Meguerba ! C’est le trafiquant ! hurla Dia.
Une seconde bouteille s’écrasa près de lui. La foule recula un peu. Puis un murmure s’éleva, en provenance du carrefour. Une cinquantaine de jeunes immigrés maghrébins s’étaient massés et assistaient à la scène. Coulvin se précipita sur Dia.
— Fais reculer tout le monde, on disperse, surtout pas de bagarre !
Mais, des deux groupes séparés par la rue, des insultes fusaient déjà. La caméra de FR3 balaya, saisissant les mâchoires crispées, les poings serrés.
D’Origny, trois cars de police arrivèrent, et le commissaire fit descendre ses hommes qui se déployèrent, matraque au poing et casque sur la tête. Dia appela à la dispersion. En reculant lentement, les militants du Parti retraversèrent le square et le terrain vague, pour descendre vers le centre-ville. Les journalistes entouraient Dia, héros du jour.
De retour au local, Dia, rayonnant, remercia tout le monde. Les journalistes étaient partis.
— On a réussi une belle opération de propagande ! Ce soir, la télé ne parlera que de nous !
Peu à peu, les militants se dispersèrent. Madeleine rentra chez elle. À 20 heures, elle regarda le journal télévisé. Le présentateur avait réservé une large place aux événements d’Origny. Il y eut une interview du docteur Olivenstein, une du préfet, et une du responsable de la brigade des stupéfiants, qui annonça l’arrestation de Kader Meguerba, chez qui on avait effectivement trouvé quelques grammes de hasch. Dia avait la vedette, mais l’entretien entre Madeleine et le journaliste fut intégralement retransmis.
*
Ils s’appelaient Youssef et Mustapha. Ils étaient avec leur petit frère, Farid. Eux aussi regardaient la télé. Ils virent Dia, Madeleine, le docteur sympa, et le portrait de leur copain Kader qui, ils le savaient à présent, était en tôle.
— Y faut pas laisser passer ça ! dit Youssef.
— Chiens, ordures, racistes ! cracha Mustapha.
— On va se faire tabasser, maintenant, dans la cité. Ils le paieront cher.
*
Le lendemain matin, Dia épluchait la presse, en compagnie des membres du bureau de Fédé. L’affaire d’Origny occupait la une, en caractères gras. Communiqués des principaux partis politiques, commentaires des éditorialistes, prises de position des associations de parents, de médecins, Dia venait de réussir un coup fabuleux. Son portrait s’étalait partout, et il était invité le midi même au journal télévisé. Madeleine avait aussi sa photo, mais, incontestablement, Dia était sacré star politique.
— Vous voyez, ça, ça veut dire cinq pour cent d’électeurs en plus et on économise des milliers de tracts, des affiches, c’est formidable…
Dia avait tiré de sa sacoche un épais paquet de lettres liées par un caoutchouc. Il les étala sur la table autour de laquelle le bureau de Fédé siégeait.
— Regardez ! Tout ça, ça a été posté hier soir, à Origny, et ailleurs ! C’est arrivé par le courrier de ce matin : rien que des félicitations pour notre action, et des gens qui nous indiquent des adresses de voyous, de trafiquants ! Si des camarades doutent encore du bénéfice de l’opération, ils peuvent lire !
Dia, fier de son effet, se rengorgea, croisant ses bras sur sa poitrine, toisant ses camarades d’un air satisfait.
*
Youssef et Mustapha avaient laissé à la maison leur petit frère Farid. Ils avaient pris le RER jusqu’à Paris, puis le métro, pour arriver à Belleville. En chemin, eux aussi avaient épluché la presse, dont l’organe central du Parti, qui ne tarissait pas d’éloges à l’égard de Dia.
— Tu vas voir, ordure, comment on va t’arranger la gueule ! siffla Youssef entre ses dents.
Ils étaient entrés dans un café minable de la rue de Belleville, et patientaient en jouant au flipper.
— Tu crois qu’il va venir ?
— Ahmed n’a qu’une parole ! répliqua Youssef.
Mustapha fit deux parties gagnantes et s’apprêtait à jouer la troisième lorsqu’un long jeune homme, maghrébin lui aussi, fit son entrée dans le café. Il serra la main de Youssef et de Mustapha.
— Venez dehors, on sera mieux pour discuter.
Remontant la rue de Belleville, ils marchaient. Youssef s’animait de plus en plus, et Ahmed devait le calmer.
— Écoute, Youssef ! et d’une, faut pas toucher à leur chef…
— Dia ? demanda Youssef, en crachant par terre.
— Ouais, en plus les flics doivent le surveiller…
— Et alors, on fait rien ?
— J’ai pas dit ça. Pas le chef, c’est tout ! Et de deux, faut pas que ça soit vous !
— Pourquoi ?
— Pasque y aura une enquête et tout, et que vous vous ferez choper ! Vous êtes de la cité : donc suspects.
— Alors ?
Ahmed se rembrunit et enfonça ses mains dans les poches. Il regardait fixement devant lui, évitant l’interrogation muette de Mustapha et de Youssef. Après quelques minutes de silence, il soupira.
— D’accord, je vais le faire, mais vous, faut vous planquer ! Le soir où je vais le faire, faut que vous soyez vus avec d’autres gens, un alibi, ça s’appelle, hein, c’est compris ?
Avec solennité et empressement, Youssef et Mustapha étreignirent la main d’Ahmed.
— Alors, si on choisit pas le chef, lequel ?
— La bonne femme qu’a causé à la télé ?
— Elle est chef, aussi ?
— Ouais, mais c’est pas pareil ! On la voit moins souvent.
*
Madeleine Fignac avait retrouvé son mari à la sortie de ses cours, à l’université. Ils devaient souper chez des amis, avant de rentrer à Origny.
La soirée se poursuivit assez tard. Une conversation politico-passionnelle, alourdie par l’alcool, à propos des événements d’Origny. Il était plus de minuit lorsque Madeleine gara la voiture près de la résidence où elle logeait.
*
Mustapha et Youssef avaient passé la soirée à traîner dans les cafés et une bagarre assez légère, quoique spectaculaire pour un œil non averti, les avait conduits tout droit au poste de police où l’on décida de les garder pour la nuit.
*
Il restait vingt mètres à parcourir à Madeleine et à son mari, avant de pénétrer sous le porche de leur immeuble. Jean Fignac passa le bras sur les épaules de Madeleine. Dans la voiture garée en face, une 504 gris métallisé volée le soir même, Ahmed patientait depuis plus de trois heures. Heureusement, la rue était peu fréquentée. Il était descendu se dégourdir les jambes à plusieurs reprises. Dans la pénombre, il eut du mal à reconnaître Madeleine. Il avait vu les photos dans les journaux et le reportage à la télé. Madeleine et Jean passèrent à cinq mètres de lui. Il éclaira ses phares, et le couple fut aveuglé. Ahmed était gaucher. Il avait le bras pendant au-dehors, et un P. 38 était dans sa main, armé. Il tendit le bras, et fit feu deux fois sur Jean. Madeleine ne hurla pas, mais plongea au sol, tentant de ramper sous une voiture.
Ahmed braqua son arme vers elle, et pressa la détente. Une fois, deux fois ? La gâchette résistait. Alertés par les premiers coups de feu, les riverains allumaient peu à peu leurs lumières. Ahmed jura, mit le contact, et démarra. Madeleine dut la vie sauve à un P. 38 enrayé. Ahmed était déjà loin lorsque le commissaire d’Origny arriva sur place. Malgré les soins qui lui furent prodigués par un médecin habitant la rue, Jean mourut quelques minutes plus tard. L’interne du SAMU ne put que constater le décès. Artère fémorale gauche éclatée, hémorragie inter-thoracique.
Madeleine reprit ses esprits au commissariat. Le corps de son mari était resté sur place. Déjà la Brigade criminelle était là, et l’on traçait des marques de craie sur le trottoir pour entourer le cadavre.
Le commissaire prévint Dia. Qui prévint Coulvin. Qui prévint Delouvert.
*
La sonnerie du téléphone se faisait insistante, pernicieuse. Éric Guilon faisait l’amour avec sa femme. Il se décida à interrompre et à décrocher.
— Éric ? Dartier à l’appareil ! Koulak III vient de m’appeler : Coulvin est sorti précipitamment de chez lui à minuit et demi.
— Où il va ?
— Ils sont derrière lui, on ne sait pas pour l’instant.
— J’arrive.
— Où ça ?
— Ah oui : où ça ? Reste en contact avec eux, je te rejoins chez toi.
Guilon bondit dans son pantalon, boucla sa chemise et enfila un blouson de sport. Il dédaigna sa voiture pour enfourcher une Honda 350 trial, le jouet qu’il s’était offert au dernier Noël, et fonça vers Paris, rue La Fayette, où logeait Dartier.
Lorsqu’il sonna, Dartier était déjà prêt. Il bouscula son ami et l’entraîna dans la cage d’escalier.
— Un mec du Parti d’Origny s’est fait buter tout à l’heure. Coulvin est là-bas !
Guilon avait suivi à la télé l’exploit politique de Dia. Il ne comprenait pas pour l’instant ce qui se passait. Origny était dans la Fédé de Coulvin. Peut-être tout cela n’avait-il rien à voir avec Vrodine ? Peut-être.
*
Sacha Vrodine était rentré épuisé à son hôtel, rue de Rivoli. Acelard, le PDG d’Agraton, l’avait encore traîné dans une soirée gastronomique, organisée par l’Association viticole de l’Hérault, qui exportait annuellement quelques milliers d’hectolitres vers la Pologne et la Tchécoslovaquie. On avait bu, bâfré, chanté, même.
Sacha se dévêtit rapidement et se prépara un bain de pieds. Il se fit monter du sel par le groom et en versa largement dans la cuvette pleine d’eau bouillante devant laquelle il s’assit. Avec un grognement de bonheur, il plongea ses chevilles dans l’eau fumante et se détendit lentement, écartant les pans de son peignoir pour se gratter le ventre. Il se versa une tasse de thé et enclencha le bouton de la radio.
Durant quelques minutes, il oublia Acelard, les bénéfices d’Agraton et ses maux de foie, et se laissa aller, buvant son thé à petites gorgées. Il entendit à 1 heure, au flash rapide d’information, la mort d’un certain Jean Fignac, membre du Parti, assassiné de deux coups de pistolet dans une banlieue inconnue de lui, nommée Origny.
Vrodine soupira, haussa les épaules en levant ses pieds de l’eau qui refroidissait, ôta son peignoir et se plongea dans les draps. Son sommeil fut serein.
*
À Origny, tard dans la nuit, l’animation régnait. Dans les salles de rédaction, la nouvelle tombée sur les téléscripteurs fut immédiatement mise en rapport avec la manifestation antidrogue de la veille. Dia avait réuni les membres du bureau de Fédé dans le local, pour pondre un communiqué présentable.
Madeleine, en état de choc, avait été transportée à l’hôpital. Dans la rue où elle habitait, on se pressait. Les riverains en robe de chambre, les journalistes et les militants du Parti discutaient. Mêlé à la foule, Coulvin promenait un regard fatigué sur tout cela.
Son casque de moto sous le bras, Guilon ne le quittait pas des yeux, tandis que Dartier entamait des démarches (officieuses) auprès des responsables de la Brigade criminelle en vue d’obtenir les informations, même confidentielles, qui viendraient à filtrer de l’enquête.
Enfin, vers trois heures et demie, la rue se vida. Une légère pluie, très fine, commença à tomber, effaçant à demi sur le trottoir les traits de craie qui figuraient l’emplacement du cadavre de Jean Fignac.